La formation à distance a été mise en place pour compenser l’absence du face-à-face entre enseignants et apprenants, en cherchant à mettre à disposition les savoirs et à véhiculer les signes de la présence de l’enseignant, puis des étudiants, suivant l’évolution des technologies disponibles : énonciation éditoriale interpellante, conversation téléphonique, audio et vidéo-conférence bientôt interactive, visio-conférence ainsi que les divers dispositifs synchrone ou asynchrone rendus possibles par le développement d’internet
– tout ce que l’on peut regrouper sous le terme de « présence à distance » –, sans parler des possibilités d’instrumentation des rôles.
En plus d’un siècle, la formation à distance est ainsi passée du statut de « pis aller » à celui de modalité de formation à part entière, avec ses contraintes, ses avantages et ses spécificités : de plus, elle éclaire d’un jour nouveau les problématiques actuelles des processus enseigner/apprendre.
Or, tout cela n’a été possible que grâce aux diverses expériences – tantôt limitées et très locales, tantôt à grande échelle – qui ont permis de dégager progressivement les différentes questions que soulève cette « absence » et corrélativement ce besoin de substitut de « présence » et d’y apporter des solutions.
C’est ce qui avait fait dire à l’ancien directeur du CNED et Recteur d’Académie Michel Moreau, que l’éducation à distance avait assumé différentes fonctions, je le cite, « d’abord précurseur, puis partenaire et maintenant éclaireur ».
Il me semblait que l’on pouvait aller plus loin encore et parler de la FAD comme provocateur , voire parler d’une théorie de la provocation point de vue que je souhaite développer dans ce qui va suivre.
Dans un premier temps, je donnerai des exemples de types de provocations vécues personnellement ou rapportées, « quand on met la distance au cœur du processus enseigner/apprendre », dans différents genres d’actions de formation et à diverses époques. Ensuite, je tenterai de passer des provocations vécues à la provocation théorisée en cherchant à la rapprocher d’autres théories déjà plus anciennes et mieux fondées (D&S nous abrégeons ainsi systématiquement le nom de la revue… 5/3/2007 : 427-458) avant d’envisager, en conclusion, les nouvelles perspectives.
De quelques provocations vécues… ou rapportées
Provocatrice, la distance l’est dès qu’on introduit, pour transmettre un savoir, un « matériel pédagogique » qui plus est technologique, entre le maître et l’élève, cette distance fût-elle très réduite. Jeune professeur de lettres au Collège audiovisuel expérimental de Marly-le-Roi dans les années soixante et participant comme tous mes collègues à la réalisation d’émissions en circuit fermé destinées à tous les élèves d’un même niveau, j’ai pu constater la prise d’ « autonomie » par rapport à mon discours que manifestaient mes propres élèves de 6e qui venaient juste de me voir à l’écran dans l’émission que j’avais réalisée quelques jours avant sa diffusion : petite mise à distance spatiale et temporelle qui provoquait pourtant déjà un déplacement dans la relation des élèves à la parole professorale.
Provocatrice la distance quand il s’agit d’estimer le service de l’enseignant. Introduisant dans les années 1990, en tant que responsable d’un cursus, une UV (unité de valeur comme on le disait à l’époque) sur la formation à distance, selon une modalité à distance, dans une université pourtant caractérisée par une « ouverture au monde contemporain », j’eu toutes les peines du monde à faire accepter cet enseignement et à faire rétribuer correctement la collègue qui en était chargée – sous prétexte qu’on ne la voyait jamais dans la salle qui lui avait été attribuée et que l’on ne pouvait donc pas comptabiliser ses heures de travail, pas plus d’ailleurs que celles des étudiants ! Comment ne pas faire référence ici à ce « verrou » qu’a toujours représenté et que représente toujours et encore, dans l’enseignement supérieur, le statut de l’enseignant-chercheur, comme ont pu le mettre en évidence les études sur les campus numériques français et comme on y revenait encore en 2008, lors du Colloque international de l’université à l’ère du numérique (CIUEN) : les récents accommodements ministériels en France n’ont fait que timidement avancer le problème.
Provocatrice, la distance quand elle entraîne de nouvelles tâches qu’il faut tenter de rétribuer. Nous avons étudié en détail, dans une opération d’introduction des TIC dans le cursus scientifique universitaire français des années 2000 , les trésors d’imagination qu’il fallut aux pionniers pour détourner les règles statutaires et financières et prendre en compte, soit comptabiliser et éventuellement rétribuer les tâches diversifiées des enseignants-chercheurs, tantôt concepteurs, tantôt producteurs, tantôt chef de projets, tantôt assurant des heures de tutorat, etc. Déjà dans les années 1985 participant à une passionnante action de formation de personnels engagés de longue date dans une institution nationale d’enseignement à distance, essentiellement par correspondance, afin d’y introduire les nouveaux supports technologiques, quelle ne fut pas la surprise des intervenants quand on leur demanda de bien vouloir traduire « en pages de cours rédigées » les heures qu’ils avaient passées partiellement en présence et à distance pour assurer cette formation.
Provocatrice la distance quand il faut concevoir des cours dont il faudra expliciter les objectifs, rédiger les contenus et prévoir les modalités d’évaluation. On a souvent remarqué cette difficulté pour un enseignant habitué à penser en termes de contenus disciplinaires, et à gérer dans l’instant les aspects didactique et pédagogique. Au point par exemple que, bien que décriée au début par les universités, l’Open University, université à distance des années 1970, vit rapidement les documents qui avaient été rédigés pour ses cours à distance adoptés par les autres universités pour les cours en présentiel. Nous avons constaté la même chose avec le céderom de C@mpuSciences mis à disposition de tous les étudiants des anciens premiers cycles scientifiques qui ne participaient pourtant pas à ce campus. De la même façon, cette distance oblige à expliciter les fonctions tutorales notamment pour assurer la formation des tuteurs et télé-tuteurs et plus encore pour les implémenter sur des supports technologiques comme en témoignent les travaux des chercheurs informaticiens en Environnements informatiques pour l’apprentissage humain (EIAH).
Provocatrice la distance l’est encore plus lorsqu’il s’agit plus globalement de concevoir une chaîne éditoriale pour le développement de produits de formation (SCENARI) et que sont mises en évidence notamment : la complexité liée à la modélisation pédagogique ; la difficulté dans l’expression des connaissances tacites des pédagogues ; la difficulté des auteurs à penser en termes de scénarios pédagogiques fins ; la difficulté à concevoir la structuration des contenus audiovisuels ou multimédias ; l’absence de retours d’usages à grande échelle… même si les choses commencent à changer.
Provocatrice la distance quand il s’agit plus globalement de penser l’organisation d’un cursus en intégrant des ressources de nature diverse et des moments présentiels et à distance.
Je me souviens, là encore en tant que responsable d’un nouveau cursus de premier cycle universitaire suite à la réforme de 1984/85, comment il fallut (provocation) offrir une formation obligatoire à l’informatique à tous les étudiants de premier cycle, alors même que le département du même nom avait déjà peine, compte tenu de ses moyens, à former ses propres étudiants : il s’agissait de concevoir un cursus en empruntant les ressources disponibles soit une série d’émissions de TF1 (visionnées collectivement), les cahiers d’accompagnement correspondant édités TIFY – dont l’université dut négocier les prix – avec lesquels les étudiants pouvaient travailler individuellement avant de bénéficier, en ateliers, de regroupements en présentiel sous la responsabilité d’un enseignant.
Outre les problèmes d’organisation à surmonter (copie des émissions, planification des visionnements, réservation des salles, planning pour les étudiants…), ce nouveau dispositif heurta les habitudes aussi bien des étudiants qui eurent du mal à s’approprier ces ressources non académiques, que celles des enseignants qui avaient tendance à utiliser l’atelier en présentiel pour refaire un cours sur l’informatique. Il y avait là une certaine préfiguration de ce que l’on appelle maintenant l’enseignement hybride (blended learning) qui peut selon moi et d’autres ou bien « cacher le fait que ces institutions utilisent le moins de TIC possible et proposent généralement le même enseignement qu’auparavant » ou bien, par l’intégration des TIC « changer progressivement l’attitude face à l’e-learning ».
Provocatrice la distance qui donne à l’institution une place prépondérante au cœur même de l’acte pédagogique, à la place de l’enseignant et ce, au moyen d’une plus ou moins imposante infrastructure de services (orientation, information, correction et notation, encadrement, gestion des dossiers, droits de diffusion et de commercialisation des cours des auteurs) ; voire quand la « maison de l’enseignement » doit se transformer, au moins partiellement, en « maison de production de matériel pédagogique » pour une diffusion vers une population plus ou moins large, entraînant une fragmentation de la fonction d’enseignement, exigeant une nouvelle organisation et donnant naissance à une nouvelle figure de l’enseignant souvent appelé le manager. Nous avons particulièrement étudié dans la phase d’extension du PCSM (Premier cycle sur mesure) à l’ensemble des universités scientifiques du RUCA (Réseau universitaire des centres d’autoformation), les diverses modalités et difficultés de création de ces « centres de production » internes aux universités et la pression de facteurs exogènes tant administratifs qu’économiques – recherche de partenariats et de financements – faisant courir le risque de dérives : notamment l’accent mis sur la production des ressources au détriment de la qualité voire de l’existence de services d’accompagnement, renforçant de ce fait, les réticences voire l’opposition des enseignants-chercheurs.
Cette distance en déplaçant l’essentiel de l’acte éducatif de l’activité relationnelle vers l’effort individuel d’apprentissage peut aussi se heurter à des traditions culturelles et apparaître contraire aux fondements de l’éducation de l’apprenant d’autant que l’autonomie se construit mais ne se décrète pas. Provocation encore, comme le faisait remarquer Henri Dieuzeide (Le Savoir à domicile, op cit : 31) « quand la formation à distance est soumise à un contrôle et à une évaluation beaucoup plus sévère que celle que dispensent les institutions éducatives traditionnelles qui sont bien intégrées dans la société et que presque personne n’ose inviter à faire la preuve qu’elles sont encore indispensables ». Mais c’était en 1985 ! Les choses, de ce point de vue, sont en train de changer en France où l’évaluation tente de s’intégrer au fonctionnement des divers niveaux du système d’enseignement.
13On pourrait certes allonger à loisir cette liste volontairement hétéroclite des perturbations suscitées par la « distance » au triple niveau de l’institution éducative, des communautés d’enseignants et d’étudiants et des individus enseignant/apprenant eux-mêmes et ce, aussi bien dans la mise à disposition des savoirs que dans la relation pédagogique ou la difficile évaluation des coûts. Il faudrait encore citer, parmi les effets de la distance, la tendance au renforcement de l’industrialisation de la formation, à son internationalisation, à sa marchandisation, aux exigences de la normalisation, de la globalisation sans parler de la remise en question des critères d’évaluation des coûts, etc.
La provocation comme principe d’innovation
Il n’est pas inutile de préciser ici qu’il s’agit bien sûr d’une provocation non volontaire , à la différence de l’attitude provocatrice délibérée dont on a pu dire, comme l’a rappelé G.-L. Baron qu’elle était l’ « arme des vaincus ». Il s’agirait plutôt ici non pas d’une arme de vaincus mais d’un principe dynamique d’évolution, de mise en mouvement : ce qui, dans un contexte plus propice à la reproduction qu’à l’innovation peut en effet représenter pour certains « une altérité jugée scandaleuse », alors même qu’en remettant en question les modèles traditionnels, ce principe ouvre la voie à de nouvelles conceptions du processus enseigner/apprendre. Provoquer c’est à la fois entraîner des effets et lancer des défis, et c’est bien sur cette succession d’effets et de défis provoqués par la distance que nous voulions revenir.
La plus grande provocation de la distance quand elle est au cœur du processus enseigner apprendre c’est bien qu’elle rend le présentiel essentiel. En effet, c’est cette présence, ce face-à-face entre enseignant et apprenant qui continue à être souhaitée voire privilégié dans toutes les enquêtes auprès des étudiants dans les divers types de formation à distance (grâce aux regroupements ») ; mais aussi, fait plus notable, parmi les artisans et partisans de l’EIAH soit Les environnements informatiques pour l’apprentissage humain et même par les « new millenium learners » si j’en crois ce qu’en dit, dans l’entretien accordé à D&S Francesc Pedro du CERI (7/2/ 2009 : 314 et 315). Mais c’est aussi et surtout parce que c’est à cause de cette distance, de cette non co-présence essentielle du « face-à-face » que découlent toutes les autres provocations que nous avons évoquées. Du fait de la distance dans la formation, on cherche à prendre en charge tout ce qui, dans un processus enseigner/apprendre n’est pas réductible à l’expérience de l’échange en face-à-face, tout ce qui peut se faire et se dire, avant, après, par d’autres, à d’autres moments, avec d’autres moyens, à moindre coût, pour un plus grand nombre à la fois, etc. Et ces différentes provocations, de levier en levier, accompagnées bien évidement par d’autres mouvements et évolutions de la société en général et de la société éducative en particulier, relèvent d’une théorie des déplacements qui ne préjuge pas de la bonne place dans la mesure où l’on ne peut pas dire que telle articulation présence/absence ou tel paradigme enseignement/apprentissage soit meilleur qu’un autre tant est importante la dimension contextuelle dans la formation.
Bien évidemment, il n’est pas question de prétendre que la contrainte de la distance avec les supports technologiques qu’elle suppose, dans quelque instance de formation que ce soit, suffit pour qu’immédiatement et systématiquement toutes ces provocations produisent les différents effets mentionnés. On peut réagir différemment à une provocation : par le déni – ce qui est encore la position d’une majorité d’enseignants, sauf en cas de grève ou de grippe A (H1 N1) où enseignants et élèves découvrent que l’on peut travailler à distance ; par une contre-provocation, comme l’idéalisation de la relation du face-à-face et du rapport privilégié au savoir qu’elle entraîne; ou bien, après une phase de déstabilisation, par une succession d’arbitrages et de négociations. On rejoint ici le thème de l’innovation et en fait, si innovation il y a, elle est plus à chercher dans ce que la distance provoque, soit « met en mouvement » (coopérations entre acteurs et partenaires, conflits d’où arbitrages sur certains points et finalement créations), que pour ce qu’elle produit comme ressources et dispositifs, en dehors de quelques « poches d’innovation ». Et dans la formation à distance, cette mise en mouvement est essentiellement à rechercher dans la place respective des partenaires de la « relation vivante » (l’enseignant et les étudiants et les étudiants entre eux, en oubliant souvent divers autres types de personnels impliqués) entre eux et par rapport aux ressources pédagogiques ou documentaires (base de données) et « de leur possible réarticulation à travers des objets techniques », selon l’expression de Julien Deceunink. C’est en effet autour de ces deux éléments que s’articulent les grandes théories de la formation à distance sur lesquelles je voudrais revenir maintenant.
La dissociation dans l’espace et le temps du processus d’enseignement et de celui d’apprentissage, oblige à avoir recours à des technologies de l’intelligence que l’on peut décliner depuis l’écrit et l’imprimerie jusqu’au numérique et le Web.x , ce qui a finalement entraîné deux grands mouvements.
L’un est la production de matériels et services d’accompagnement éducatifs se développant et se diversifiant au fur et à mesure des évolutions technologiques (et souvent, on le sait en fonction d’impératifs politico-économico-industriels) selon des modalités organisationnelles plus ou moins inspirées des différents modes de production industrielle : et on reconnaît ici la pertinence de la théorie d’Otto Peters qui fait de la FAD (D&S 5/3/2007 : 445) la « forme la plus industrialisée de l’éducation » et « un produit de l’industrialisation de la société (« a product of the industrialization of the society »), et pas seulement « une autre version de l’enseignement traditionnel intégrant de nouveaux médias pour sa distribution, mais une nouvelle et authentique modalité d’enseignement » ( « not just another version of traditional learning using new media for distribution but a genuine new form of learning »). On reconnaît aussi bien sûr, dans notre contexte francophone, et tenant davantage compte de la diversification et des évolutions desdits modèles d’industrialisation , le travail mené par Pierre Mœglin et Gaëtan Tremblay et l’équipe du séminaire SIF dont on sait à quel point on peut regretter qu’il ne pénètre pas davantage le champ des sciences de l’éducation.
En conséquence et comme corrélat d’une certaine façon, cette dissociation dans l’espace et le temps pour le partage des savoirs a entraîné la valorisation du design pédagogique puisque, comme le souligne Thomas Hülsmann commentant les théories de Holmberg et Peters (D&S 6/3/2008 : 457), le recours à des supports technologisés sinon industrialisés reporte la plus lourde charge du processus d’enseignement sur le design du cours (« shift the main burden of teaching to course design ») : il dit plus précisément encore que ce recours à des supports risque aussi de provoquer le mépris d’une profession pour laquelle le dialogue socratique est le symbole par excellence du bon enseignement (« risked also provoking the scorn of a profession for which Socratic dialogue officially epitomizes the very idea of good teaching »), ce que nous avons aussi souvent constaté. Cet accent mis sur le design des ressources est aussi ce que pense Hülsmann et ce sur quoi insistait déjà Dieuzeide dans les années quatre vingt.
Appelé « guided didactic conversation » (conversation instructive guidée) par Holmberg ou « structure » par Moore, il s’agit dans le premier cas, du type de relation prescrite entre l’apprenant et le contenu de la ressource éducative, soit le dialogue au sein même du contenu (« design the dialogue in the content ») ; dans le second, de la « rigidité ou flexibilité des objectifs , stratégies et méthodes d’évaluation » d’un dispositif, ce qui permet une plus ou moins grande individualisation de la formation à distance. J’avais à l’époque d’Image et Pédagogie (PUF, 1977), à travers l’analyse de la structuration d’émissions et de films éducatifs, parlé de structure audiovisuelle didactique, en fonction donc des caractéristiques du support audiovisuel et tenté d’élaborer des degrés d’écriture audiovisuelle didactique en parlant de structures plus ou moins « ouvertes » ou « fermées » c’est à dire qui laissaient plus ou moins de place et d’autonomie à l’apprenant dans son processus d’apprentissage. On retrouve cette préoccupation actuellement, revisitée à l’aune des spécificités technologiques nouvelles dans le souci d’adapter les plates-formes aux pratiques et besoins réels des utilisateurs finaux, leur « malléabilité » pouvant être du ressort de l’enseignant ou de l’étudiant. Et si les ressources mises à disposition grâce à internet (bases de données, forum, blog, wiki, carte conceptuelle…) ne relèvent pas d’un design pédagogique à proprement parler, c’est l’organisation de l’environnement d’apprentissage qui reprend cette fonction d’ingénierie.
L’autre mouvement entraîné par la dissociation dans l’espace et le temps du processus d’enseignement et de celui d’apprentissage, est paradoxalement nous l’avons vu, la re-valorisation de la relation entre les enseignants et les étudiants (et plus tard encore des étudiants entre eux), dans ce qu’elle a d’irremplaçable – d’où cette recherche des signes de la présence dans l’absence et cette expression même de « présence à distance ». Cette valorisation de la relation est au cœur de la théorie de l’empathie conversationnelle de Borje Holmberg, théorie « modeste » et « non spécifique » comme il la qualifie lui-même puisque cette dimension héritée du dialogue socratique peut être réalisée, dit-il, avec le texte imprimé, en ligne ou sous forme d’un dialogue enregistré (« provided by print, online or by speech in recorded form ») mais aussi dans la relation face-à-face (« one-to-one ») entre le tuteur et l’apprenant »). Resterait à préciser au bénéfice de quoi et de qui est instauré ce dialogue, car ce n’est pas en soi l’interaction qui compte mais au service de quoi elle est mise – les programmes dits interactifs ne sont pas toujours au service de l’interaction favorable à l’apprentissage et tous les types d’apprentissage n’exigent pas d’interaction.
Bien qu’elle ne soit pas à la base de sa théorie, cette dimension ressurgit aussi dans les propos d’Otto Peters qui insiste sur le fait que sa théorie est une théorie « pédagogique et non organisationnelle » et qui recommande à la fin de la discussion avec les deux autres théoriciens que l’enseignement en ligne combiné aux rencontres face-à-face soit recommandé chaque fois que cela est possible où que ce soit (« that online learning with face-to-face meetings are combined wherever and whenever possible and adequate », D&S, 5/3/2007 : 449). Il avoue même se méfier des dialogues virtuels.
Cette importance du dialogue est fort présente aussi dans la théorie, plus sophistiquée, de la distance transactionnelle de Michael G. Moore : il se réfère à la dimension dialogique (ou d’interaction constructive) dans sa classification des supports qu’il croise avec la dimension plus ou moins individualisante de la structure du dispositif, en lien direct avec la technologie. Il ajoute aussi – pour arriver à un modèle en 3D (D&S, 5/3/2007 : 441) de la « distance transactionnelle » – cette dimension d’autonomie exigée de l’apprenant : il postule que plus la distance transactionnelle augmente, plus l’autonomie de l’apprenant est nécessaire, soit moins il y a de structure individualisante et d’interaction constructive, plus l’autonomie de l’étudiant est exigée. Mais comme le fait très justement remarquer Hülsman, cette variable du côté de l’apprenant empirique – l’apprenant en chair et en os – ne peut avoir le même statut que les deux autres pour qualifier la distance transactionnelle – et l’on retrouve ici cette ambiguïté bien connue dans le domaine de la FAD où ce qui est souvent présenté comme un but à atteindre est en fait présupposé chez l’apprenant, ce qu’Alexandra Bal (D&S, 5/3/2007 : 424) appelle la « fiction de l’apprenant autonome », autre provocation de la FAD.
Aucune de ces théories n’aborde l’autre versant de la distance liée à l’utilisation des supports technologiques soit la relation au savoir lui-même. Jusqu’où et comment est-il servi et/ou modifié par l’utilisation de telle ou telle technologie ? La multiplication des forums de discussion et autres blogs dans un dispositif de formation convient-il à toutes les acquisitions de savoir ? La nécessaire cohérence entre un corpus de connaissances et un type de médiation devrait être ce qui détermine le choix technologique, ou au minimum, ce qui ne le fait pas entrer en contradiction avec le statut épistémologique de la connaissance. Ce type de débat a eu lieu dans les commissions disciplinaires du RUCA, quand des enseignants-chercheurs en particulier constataient que certains des modules de formation scientifique réalisés par leurs collègues ne correspondaient pas à la conception qu’ils avaient de leur discipline et de la façon de l’enseigner (Jacquinot-Delaunay et Fichez, 2008 : 152-156). D’où la nécessité d’un espace commun de travail et de réflexion avec les spécialistes disciplinaires comme le rappellera dans son intervention Nicolas Balacheff.
Au-delà de la FAD, vers un nouveau modèle d’enseignement/apprentissage ?
Si théorie de la provocation il y a – elle est de toute façon « de portée moyenne » – je la qualifierais surtout de théorie de transition ou mieux, je dirais qu’elle exige d’être re-spécifiée et ceci au moins pour deux raisons. La première parce qu’elle correspond à une époque où la formation à distance a été un mode de formation qui a dû s’imposer « envers et contre tous », je pense aussi bien à la difficulté de l’implanter que de la faire reconnaître comme véritable formation, de la légitimer : ce qu’avait magistralement tenté de faire en 1986, le CNED, sous l’impulsion de Jacques Perriault, en ouvrant un séminaire national sur l’enseignement à distance, le 5 mars 1986, au Collège de France !
La seconde parce que les évolutions technologiques, qui ne sont pas déterministes mais déterminantes, en permettant un accès illimité aux ressources éducatives ou non, et en introduisant notamment la simulation, les réalités virtuelles et les micro-mondes, les interactions multidirectionnelles à distance, la présence à distance et plus généralement la communication en réseau conduisent à envisager finalement un nouveau modèle d’enseignement à distance : Moore l’appelle « network system ».
Provocatrice est en effet la distance devenant chaque fois plus ambiguë au fur et à mesure des développements technologiques qui contribuent à rendre de plus en plus floue la frontière entre présence et absence. En 1966, Henri Dieuzeide avait souligné. Les techniques audio-visuelles dans l’enseignement, PUF, 1966 :… combien avait reculé, au cours des siècles, la conception de l’action éducative « selon laquelle le maître incarne la connaissance et peut, par sa seule présence aider l’élève à pénétrer le savoir » et il avait mis en évidence la contribution de tout « matériel pédagogique » (y compris le livre à la Renaissance puis les diverses techniques audio-visuelles sujet de son livre) au relâchement progressif du rapport éducatif/affectif – voire sexuel à l’époque de Socrate – entre le maître et l’élève – et j’ajouterai à la distanciation qu’exige toute véritable formation. La formation à distance, dans son principe même, n’a fait qu’exacerber ce relâchement au service de cette distanciation.
Et pourtant, comme nous l’avons vu, elle a en même temps toujours cherché à le minimiser, à le compenser, à l’instrumenter – preuve que ce rapport éducatif/ affectif est essentiel. Mais elle a fait bien plus. Car mettre la distance au centre du processus enseigner/apprendre soit entre le maître, l’élève et le savoir, c’est involontairement provoquer un ensemble de perturbations, de déplacements à différents niveaux et selon différentes dimensions, de façon plus ou moins prévisible (ou incertaine) et plus ou moins systématique, mais en tout état de cause qui conduisent, sur le long terme à des transformations durables c’est-à-dire à créer du neuf et pas seulement à faire évoluer ce qui est. Les pratiques collectives distribuées d’apprentissage par internet (PCDAI) visant la mise en œuvre de dispositifs numériques de formation adaptés aux besoins des usagers, enseignants comme étudiants, via l’utilisation de forum, blogs, wiki, carte conceptuelle, etc. seraient-elles même envisageables (technologiquement certes) mais aussi pédagogiquement sans toutes ces années d’expérience et tous ces types de provocation ? Les « outils pour apprendre » d’une époque, nous a rappelé Pierre Mœglin, (2005 : 9), sont les produits de longues lignées antérieures et leur état est toujours lié « aux régimes cognitifs, mais aussi aux contextes sociaux, culturels, scientifiques et politiques de leur naissance et de leur développement ». Les outils développés par les divers dispositifs de formation à distance en témoignent qui permettent de mieux répondre à des besoins de plus en plus massifs et individualisés à la fois.
Ne sont-ils pas d’ailleurs en train de modifier non seulement la FAD mais les pratiques de formation tout court dont le modèle d’enseignement collectif simultané qui est encore le nôtre majoritairement ? Un nouveau modèle que j’ai proposé d’appeler « apprentissage individuel collaboratif instrumenté » est en train de naître Mais Pierre Mœglin nous a aussi rappelé que le modèle d’enseignement collectif simultané avait mis près de 60 ans à s’ imposer par rapport à d’autres modèles antérieurs, si je compte bien… depuis le temps que l’on provoque le modèle présentiel et bricole avec les différentes formes de présence, d’absence et de distance, de médiatisation des contenus et des relations, d’autonomie et d’individualisation, d’auto-organisation et d’automation, de blogs et de réseaux sociaux, on n’est pas loin du compte ! Nicolas Balacheff affirmait dès 2001 que « le contexte d’apprentissage que constitue un EIAH a peu de chose à voir avec la classe ou le stage de formation, sa place dans le dispositif de formation ne peut être simplement ramenée à celle de l’enseignant ou du formateur ». Le temps est venu maintenant de l’apprentissage tout au long de la vie et dans divers contextes, qui ne soit plus centré ni sur les enseignants ni sur les institutions : encore faudra-t-il modifier très vite l’enseignement formel si l’on veut que cela soit autre chose qu’une belle utopie : que de nouvelles provocations en perspective !
Source:cairn.info
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